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15 févr. 2023
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Bangladesh: une filière textile en mutation dix ans après le Rana Plaza

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15 févr. 2023

Le 24 avril 2023 marquera les dix ans de l'effondrement de l'usine textile du Rana Plaza, qui a fait 1.134 morts et plus de 2.500 blessés. Face à la pression populaire et au rejaillissement de l'affaire sur ses marques clientes, le Bangladesh a multiplié depuis dix ans les démarches de responsabilité sociale et environnementale. Se revendiquant désormais comme l'une des filières textiles les plus sûres, l'industrie locale ne s'en heurte pas moins à des marques pas toujours disposées à accepter les hausses de prix liées à l'amélioration des conditions de production.


BGMEA


"Voir, c'est croire !" répète Faruque Hassan. Le président de la BGMEA (association des fabricants et exportateurs bangladais d'habillement) était de passage à Paris durant la semaine du 13 février, à l'occasion de la semaine de conférences organisée par l'OCDE sur le devoir de vigilance dans la mode.

Pour le représentant de filière, installé dans un salon de l'Ambassade du Bangladesh sous l'oeil pénétrant d'un portait de Sheikh Mujibur Rahman (père-fondateur du Bangladesh), l'image des fabricants bangladais est en train de changer. Et ceci grâce aux visites croissantes de professionnels et donneurs d'ordres occidentaux, pour qui le Bangladesh s'est imposé après la Chine comme la deuxième "usine du monde".

L'enjeu d'image est de taille pour le Bangladesh dans son ensemble: le textile-habillement, c'est 10% de son produit intérieur brut. Les quelques 4.000 usines textiles du pays emploient 4,4 millions de travailleurs. L'implacable dépendance du pays à l'habillement fait que celui-ci génère plus de 80% des exportations nationales. Une réalité qui, lorsque des étiquettes de grandes marques occidentales ont été déterrées parmi les corps du Rana Plaza, a associé aux enjeux sociétaux du drame une teneur d'urgence économique nationale.

Drame national et enjeu de filière



"Le Rana Plaza était un vrai drame national, qui a fait comprendre à tous qu'il fallait que les choses changent", explique Shafiul Islam, qui a présidé la BGMEA, et est aujourd'hui député bangladais de la 10ème circonscription de Dhaka, la capitale. "En 90 jours, les lois sur le travail ont été changées au parlement, pour combler des zones grises. A été instaurée une tolérance zéro pour l'intégrité structurelle et sécurité électrique. Ce sont des milliards que nous avons investis depuis, avec l'appui de l'Union européenne et des États-Unis.".


Le député bangladais Shafiul Islam et Faruque Hassan, président du BGMEA,à l'Ambassade du Bangladesh en France - MG/FNW



Pour l'élu bangladais, cependant, ce soutien a très rapidement trouvé une limite. Dès le printemps 2013, des industriels dénonçaient en effet le comportement contradictoire de grandes marques communiquant largement sur les améliorations exigées à leurs fournisseurs bangladais. Tandis que, loin des photographes, les commerciaux de ces mêmes marques continuaient à négocier à la baisse les prix de leurs commandes. Un grand écart qui se poursuivrait encore.

"Tout le monde dans la filière reconnait le gros travail de transformation mené par la filière depuis dix ans, mais dès qu'on parle d'argent, on retombe sur des questions brutales de compétitivité", déplore le parlementaire bangladais. Qui décrit des donneurs d'ordres qui seraient prompts à déplacer leur commandes vers Mongolie voir même Afghanistan à la moindre hausse de prix. "Ce comportement doit changer ! Dix cents de plus par pièce peuvent faire toute la différence, quand on veut transformer une filière. Ce que les marques disent appeler de leurs voeux.".

Condition de travail et salaires minimums



Pour les travailleurs textiles bangladais, le Rana Plaza a enclenché un processus conduisant à deux hausses du salaire minimal, menées en 2013 puis 2018. Des augmentations annuelles minimales sont désormais légalement instaurées, portant selon la BGMEA à 381% la hausse de salaire minimum depuis 2010. Celui-ci s'établit aujourd'hui à 8.000 takas (70 euros). Et fait d'ailleurs actuellement l'objet de revendications par les syndicats, qui réclament une hausse à 23.000 takas (202 euros), notamment au regard de l'inflation touchant le pays.


L'Asian University for Women de Dhaka - BGMEA


Le Rana Plaza avait par ailleurs entrainé l'adoption de nouvelles lois en 2015, qui venaient quant à elles protéger le droit des travailleurs, tandis que se sont instaurées des négociations de branches régulières, et qu'une nouvelle structure de concertation réunissant industriels et syndicats a vu le jour pour remonter et solutionner les problèmes signalés. Baptisée ReadyMade Garment Sustainably Council (RASC), cette instance est dirigée par Miran Ali, avec lequel FashionNetwork avait échangé en octobre dernier.

La filière a par ailleurs entrepris d'accompagner l'émancipation des travailleuses bangladaises, majoritaires dans ses usines, notamment en formant de futures manageuses. Un partenariat noué avec Asian University for Women aurait déjà permis de former 90 futures cadres féminines de la filière, qui prend plus largement acte d'une transformation progressive du modèle familial Bangladais. "Auparavant, il y avait de 6 à 8 personnes par famille, avec une personne travaillant" explique Faruque Hassan. "Les familles se composent désormais davantage de 3 à 4 personnes, avec deux personnes travaillantes, grâce à un meilleur accès au monde du travail pour les femmes.".

La compétitivité par l'efficacité



Des hausses de salaires qui ne sont pas sans rencontrer certaines résistances d'industriels locaux, qui redoute de voir ces coûts mettre à mal la compétitivité du pays. Avec en filigrane la crainte d'un scénario déjà vu en Chine, où les hausses de salaires ont fait partir les productions d'entrée de gamme. Et notamment vers le Bangladesh, alors principal bénéficiaire de ce glissement tectonique de l'approvisionnement textile.


Shovon Islam, CEO de Sparrow Group of Industries, à l'Ambassade du Bangladesh en France - MG/FNW


"Nous n'avons pas de craintes sur ce point car, avec les investissements en formations et machines menés depuis dix ans, nous avons gagné en efficacité, et sommes capables de produire plus avec le même nombre de salariés", explique l'industriel Shovon Islam, CEO du groupe Sparrow.

"Cela vaut pour les produits d'entrée-de-gamme, mais cela devient progressivement vrai pour le haut de gamme", insiste le dirigeant. "Vous verrez Made in Bangladesh sur des produits Hugo Boss et Mango comme sur du Inditex, Banana Republic ou J-Crew. C'est cette qualité de travail qui fait que, dans un pays textile comme l'Inde, 60% des vêtements vendus viennent en fait du Bangladesh.".

Des marques "erratiques" durant le Covid-19



Deuxième fournisseur de l'UE en habillement, en quatrième fournisseur pour les États-Unis, le Bangladesh a récemment durci son ton face aux commanditaires. Si le secteur textile a dès 2021 retrouvé et dépassé ses niveaux d'exportations d'avant-crise, une étude menée par l'association Transform Trade, menée auprès de 1.000 usines avec l'université d'Aberdeen et le Center for Global Development, mettait dernièrement en évidence certaines pratiques inéquitables de marques clientes.

"Les marques ont montré qu'elles pouvaient avoir un comportement très erratique, avec des annulations de commandes ou des renégociations unilatérales de commandes", confirme de son côté Shafiul Islam, qui ne cache pas un certain agacement face à certains comportements cavaliers. "Or, pour pouvoir améliorer la filière d'approvisionnement dans son ensemble, il faut que la coopération soit une réalité de chaque côté des tables de négociation".

La crise sanitaire aura, pour le travailleur, eu un effet notable: le paiement des salaires via virement ou applications mobiles, là où l'échange se faisait jusque-là traditionnellement en liquide. Une évolution amenée, dans les premiers mois de la crise, par la prise en charge des salaires par le gouvernement lui-même, et la volonté de verser ceux-ci tout en respectant les distanciations sanitaires requises.

GSP et déconsommation occidentale



L'industrie bangladaise garde par ailleurs un œil sur l'Union européenne, qui entend faire évoluer son système de préférence généralisé (dit GSP), avantage douanier aux portes de l'UE dont profite pour l'heure le Bangladesh. "Ceci intervient alors que nous sommes par ailleurs inquiets face à l'inflation qui gagne l'occident, et aux effets que cela pourrait avoir sur les budgets dédiés à l'habillement", explique Faruque Hassan. "C'est pour cela qu'il nous semble important, dans un moment comme celui-ci, que l'Europe ne compromette pas les efforts du Bangladesh en privant le pays d'avantages précieux comme le GSP".


BGMEA



Pour Shovon Islam, l'enjeu pour l'UE est notamment de ne pas ouvrir la porte à des approvisionnements plus douteux. "Nous sommes compétitifs, et très clairement le GSP nous aide à le rester par rapport à d'autres pays, moins regardant sur les conditions de production", explique-t-il. "Nous ne demandons pas à l'Europe un traitement de faveur, mais un soutien au regard des investissements fait par notre filière, et d'un contexte difficile pour nos commanditaires occidentaux.".

Usines vertes et recyclage



Pour convaincre les donneurs d'ordres, le Bangladesh a par ailleurs misé sur les usines "vertes". Quelque 187 structures locales ont été sacrées comme tel par l'USGBS (US Green Building Council), dont 110 médailles d'or, et 10 entreprises du Bangladesh au TOP 12 des entreprises listées par l'instance. Des investissements qui s'inscrivent notamment dans la volonté de réduire de 30% les émissions du secteur d'ici à 2030, notamment via un recours croissant à l'énergie solaire dans les usines.

Les machines elles-mêmes se modernisent, avec là encore la volonté de montrer l'engagement de la filière. "Nous aurions pu acheter moins cher des machines produites en Chine, mais nous avons choisi d'aller acheter en Europe les équipements les plus modernes", souligne Faruque Hassan. Qui évoque par ailleurs des investissements dans la filature et le tissage, pour rendre la filière moins dépendante des importations de matériaux venant d'Inde, Indonésie, Corée du Sud et Vietnam. "Il nous faudra toujours faire venir du coton et des fibres (venant d'Inde, Asie centrale, Etats-Unis, Egypte et Pakistan, ndlr), mais nous aurons nos propres fils et matières".


BGMEA


La BGMEA mise par ailleurs sur le recyclage. La fédération accompagne la réutilisation croissante des chutes de productions. Et ce n'est là qu'une première étape. Le président de la fédération évoque sa volonté de pouvoir, à terme, importer les vêtements usagés de différents pays afin d'en faire une nouvelle source de matière première pour sa filière. Une ambition qui rentrera en concurrence avec les aspirations identiques affichées par les filières européennes et américaines.

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