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Camille Gibert (CastaldiPartners): "Immobilier commercial et Covid constituent une équation inextricable"

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3 sept. 2021

Avocate au cabinet CastaldiPartners, spécialisée en droit de la distribution et en baux commerciaux, Camille Gibert accompagne notamment les griffes de luxe qui souhaitent s’implanter en France. Elle raconte à FashionNetwork.com comment le Covid-19 a bouleversé le marché de la location de boutiques haut de gamme à Paris et dans l'Hexagone. Elle analyse aussi de quelle manière les maisons ont affronté les multiples confinements et contentieux qui ont suivi, tout en dressant le panorama des nouvelles tendances dans la distribution de ce secteur.


Camille Gibert - CastaldiPartners



FashionNetwork.com: Quelles évolutions observez-vous dans votre secteur depuis 2020 ?

Camille Gibert: 
En général, les sociétés qui ne connaissent pas du tout le marché français s’adressent à un avocat pour leur première implantation. Ayant un cabinet basé à Milan, nous sommes un intermédiaire privilégié pour les Italiens. Cela va de l’implantation de l’enseigne, avec la création de l’entité française, les contrats de travail, l’ouverture de la première boutique, etc., à l’organisation en amont de toute sa distribution en France. 

Mais depuis la crise du Covid-19, on ne fait plus beaucoup de baux commerciaux, mais surtout du contentieux ! A commencer par la question des loyers depuis la survenance de la pandémie. 

FNW : Comment vos clients ont-ils affronté cette année et demie de pandémie ?

CG :
Le premier confinement au printemps 2020 a été plus ou moins amorti. La situation a véritablement empiré à partir de fin octobre avec le deuxième confinement. Cela a été la goutte qui a fait déborder le vase, surtout que les négociations amiables venaient à peine de se conclure et ont été du coup remises en cause avec le deuxième confinement.

Heureusement, plusieurs mesures ont été mises en place pour les bailleurs afin de les inciter à la négociation, tandis que des aides de l’État soutenaient les locataires. Avec le troisième confinement de fin février à mai, les locataires ont arrêté de payer. Théoriquement, ils sont protégés par la loi, mais les bailleurs ont introduit des actions via des saisies sur les comptes bancaires.
 
FNW : Quelles sont les principales difficultés que vous rencontrez ?

CG :
Les bailleurs français sont difficiles en négociation, d’autant qu’ils ont de leur côté une jurisprudence au fond, qui penche en leur faveur. La loi reste floue sur certains points. Nous avons de grandes difficultés d’interprétation des instruments juridiques qui sont à notre disposition. A ce jour, seules six décisions ont été rendues par les tribunaux: quatre en faveur des bailleurs, deux pro locataires.

"En Italie, les bailleurs sont davantage dans une logique de négociation"


 
FNW : La crise du Covid-19 ne permet-elle pas de renégocier les contrats ?

CG :
Théoriquement un contrat peut-être rééquilibré sur le principe général de la bonne foi contractuelle, mais aussi grâce à l’introduction en 2016 de la théorie de l’imprévision en cas de circonstances exceptionnelles. C’est-à-dire la possibilité de renégocier un contrat si des circonstances imprévisibles rendent son exécution excessivement onéreuse. Cet instrument juridique pourrait tout à fait couvrir les situations de fermeture de boutiques du fait de la pandémie. Mais nous sommes confrontés à deux difficultés. La première, c’est que ce mécanisme ne concerne que les baux post-2016. La deuxième, c’est qu’à l’époque florissante du luxe pré-Covid, de nombreux bailleurs demandaient à ce que le locataire renonce à ce mécanisme le rendant dès lors inapplicable à son bail.
 
FNW : Quels sont les blocages ?

CG :
Avant le Covid, personne ne regardait cette théorie. Mais avec la pandémie, c’est le moment de la faire appliquer. Or, les juges peuvent se montrer frileux car c’est la première fois que cela arrive à si grande échelle. Sans compter que les délais de procédure devant le juge de fond sont très longs. Cela prend des mois, voire des années, pour obtenir une décision. A ce jour, il n’y a aucune décision en France sur la théorie de l’imprévision par rapport au Covid concernant les boutiques. Nous sommes en veille juridique permanente. La moindre décision est analysée !
 
FNW : C’est une situation inextricable ?

CG :
C’est très difficile. Immobilier commercial et Covid constituent de fait une équation inextricable. Il n’y a pas les outils adaptés pour arbitrer une telle situation. Les contentieux se sont multipliés par manque de visibilité. Nous attendons pour l'instant une prise de position de la Cour de cassation, attendue le 5 octobre, qui porte sur les autres fondements juridiques, qui sont souvent invoqués comme la force majeure, l’exception d’inexécution ou encore la perte de la chose louée.

C’est une question de mentalité aussi. Sur ce terrain, la France a un train de retard sur l’Italie, où les bailleurs sont davantage dans une logique de négociation, considérant qu’ils sont gagnants si leurs locataires le sont.
 
FNW : Au niveau de la distribution, avez-vous noté des changements importants ?

CG :
Avant les maisons ouvraient deux ou trois boutiques dans deux ou trois artères principales d’une même ville. Désormais, elles préfèrent se recentrer et ouvrir un seul grand flagship, quitte à y mettre le prix. En 2020, nous avons fermé des boutiques haut de gamme, qui avaient tenté un développement en province, dans des villes comme Bordeaux, Lille ou Marseille. A Paris, nos clients ont fermé une dizaine de boutiques. L’un de mes clients, qui comptait une quinzaine d’adresses, est en train de fermer tous les magasins secondaires. Ceux qui ont réussi à compenser avec leurs boutiques en Chine ont pu résister davantage.
 
FNW : Quelle est la tendance aujourd’hui ?

CG :
La tendance est à la rationalisation des coûts. Les marques se concentrent sur ce qui marche. Avec le digital qui explose, elles optent souvent pour un seul flagship. Le marché européen n’est plus le terrain d’expansion des griffes du luxe. La plupart d’entre elles ont profité de la situation aussi pour faire des travaux. Les bailleurs également, pariant sur l’avenir. Ils proposent ainsi à leurs locataires un départ anticipé, avec une indemnisation parfois à la baisse compte-tenu du contexte Covid, s’engageant dans des travaux, avec l’objectif de relouer dans le futur à des prix plus élevés.
 
FNW : Comment voyez-vous évoluer la géographie du luxe et de la mode à Paris ?

CG :
L’expansion d’antan est finie. L’industrie du luxe n’est plus dans cette dynamique. Nous allons avoir d’un côté des enseignes à bas coûts offrant de tout, de l’accessoire au design et la déco, qui vont envahir le centre-ville, tandis que le prêt-à-porter haut de gamme sera particulièrement touché. Sur les artères les plus prestigieuses, à savoir un certain tronçon du Faubourg Saint-Honoré ou de l’avenue Montaigne, les maisons françaises ou internationales vont s’agrandir. La logique, c’est d’avoir des magasins étendards plus spacieux afin d’y exprimer l’ensemble de l’identité de la marque et d’y créer de nouvelles expériences pour les clients.
 
 

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