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20 janv. 2021
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Dossier: 2021 ou la fin du modèle des grands magasins

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20 janv. 2021

Le 7 janvier, le groupe américain Macy’s a annoncé une nouvelle étape dans la révision de son parc de boutiques: plus d’une trentaine de fermetures de grands magasins Macy’s et Bloomingdale's sont prévues sur l’année 2021. Quelques jours plus tard, cette fois en Grande-Bretagne, c'est la chaîne Debenham’s, en grande difficulté et à la recherche d’un sauveur, qui a déclaré fermer définitivement son flagship londonien d’Oxford Street, ainsi que cinq autres adresses. Après un exercice 2020 des plus complexes pour le secteur des grands magasins, ces déclarations laissent présager une nouvelle année délicate pour ces géants de la distribution.


Le groupe Debenhams, en grande difficulté outre-Manche - AFP


Car le plan de fermetures de Macy’s et les déboires de Debenhams, deux acteurs majeurs du retail sur leurs marchés, ne sont que des éclats supplémentaires de la vague de difficultés que connaissent les grands magasins. Partout dans le monde, ce sont des géants historiques de la distribution qui se trouvent malmenés.

L’an passé, Onuma, fondé en 1874 au Japon, ou Lord & Taylor, qui avait fait ses débuts en 1826 à New York, ont fait faillite; Debenham’s (plus de 100 magasins) donc, en Angleterre, mais aussi JC Penney (près de 850 magasins) et Neiman Marcus (une soixantaine de sites) aux Etats-Unis, se sont retrouvés en dépôt de bilan.

En Allemagne, Galeria Karstadt Kaufhof a annoncé la fermeture de 51 succursales sur 172. En Suisse, Manor (53 grands magasins) a décidé de supprimer 5% de ses effectifs. En Espagne, la direction d’El Corte Ingles a communiqué sur un plan comprenant au moins 15 fermetures de sites.

En France, la crise du Covid 19 a également frappé de plein fouet les géants du secteur. Nicolas Houzé, patron des Galeries Lafayette, a annoncé un manque à gagner de plus d’un milliard d’euros sur l’année dernière, et une réorganisation est à l’œuvre au siège du groupe. Du côté du grand rival Le Printemps, les grandes manœuvres sont déjà lancées. Paolo de Cesare, qui avait dirigé le groupe ces dernières années a été débarqué en mai 2020. Son successeur, Jean-Marc Bellaiche, est arrivé à l’automne. Et a clairement dû agir vite. En novembre, au début du second confinement, le groupe annonçait la fermeture de quatre grands magasins printemps en France et de trois Citadium.


Le flagship Printemps du boulevard Haussmann - Printemps


Une avalanche de nouvelles qui soulève nécessairement des questions sur l’avenir de géants de la distribution. Signe des temps, outre-Atlantique, le media Retail Dive relevait fin octobre dernier que l’indice S&P500, qui liste les 500 plus importantes entreprises cotées, ne comptait plus de groupe de grands magasins. Les indicateurs ne sont en effet pas au vert. En ce début d’année, entre menaces de reconfinement partout dans le monde, contraintes sanitaires dans les espaces fermés, consommateurs qui se tournent de plus en plus vers les achats en ligne, développement de la seconde main ou encore impossibilité de voyager, le grand magasin apparaît encore grandement affecté.

Aux Etats-Unis, nombre d’analystes prédisent même l’effondrement total de ces anciens mastodontes qui ont pu compter plusieurs centaines de points de vente. Sur ce marché, selon la société spécialiste de l’immobilier Green Street Advisors, la moitié des grands magasins situés dans les malls américains pourraient fermer leurs portes.

Aux Etats-Unis, près d'une personne sur deux envisage de dépenser moins dans les grands magasins



En septembre, lors d'une conférence sur l'avenir du retail, le PDG de Macy's analysait l'impact des transformations du commerce sur son réseau. "Certains magasins vont bénéficier de la fermeture de concurrents à court terme, mais le départ de plusieurs concurrents dans un centre commercial pourrait réduire le trafic et avoir un impact à long terme sur l'attractivité de ces centres, estimait alors Jeff Genette. Notre intention est donc de modifier la composition de notre socle de magasins, d’opérer une transition entre les magasins fermés dans les centres commerciaux au fil du temps et l'ouverture de magasins hors centre commercial de plus petit format, que ce soit un concept à prix réduits ou des mini-Macy's ou mini-Bloomingdale's."
 
Selon le cabinet Cowen, les intentions d’achats des clients américains fin 2020 ne les concernaient plus. D’après une étude de celui-ci, 44% des répondants comptent dépenser moins dans les grands magasins dans les cinq prochaines années, contre seulement 9% qui veulent leur faire confiance. A l’inverse, la vente de produits de seconde main et les produits responsables, mais aussi Amazon Fashion sont largement désirés.


Selon l'étude Cowen, les consommateurs américains entendent réduire leurs achats en grands magasins d'ici à 2025 - Cowen


Mais si l’impact de 2020 est flagrant, la pandémie de Covid 19 n’a été en réalité que l’accélérateur des difficultés de ces géants de la distribution.

Une étude du cabinet Morgan Stanley estime que, sur le marché américain, les grands magasins qui réalisaient 24% des ventes de vêtements en 2016, ne pèseront plus que 8% en 2022. En effet, aux Etats-Unis, les difficultés des grands magasins ont débuté au mitan des années 2010, et les chaînes comme JC Penney ou Sears ont vu leur business défaillir bien avant l’apparition du Covid-19.

Au Japon, les ventes des grands magasins se sont effondrées d’un tiers en septembre dernier comparé à 2019 et les ventes de vêtements ont été particulièrement faibles. Mais en réalité, en vingt ans, de 1998 à 2018, les ventes des grands magasins nippons (dont on ne compte aujourd’hui plus que 200 adresses dans l’archipel) ont chuté de plus de 9 trillions à 5,9 trillions de yens, soit de plus d’un tiers.

"La pandémie n’a pas déclenché mais accéléré le pourrissement d’une situation, estime Selvane Mohandas du Ménil, directeur général de l’Association internationale des grands magasins, qui regroupe douze membres d’Amérique latine, d’Asie et d’Europe. Sur le marché anglo-saxon, il y a eu une sorte de course au gigantisme, avec une croissance artificielle portée par de la croissance de mètres carrés de ces groupes adossés souvent à des fonds de pensions et des fonds d’investissement. Les acteurs japonais avaient eux l’Asie du Sud est comme terrain de jeu. Cette volonté d’avoir un maximum de points de vente, qui est passée par des implantations dans des malls qui n’étaient eux-mêmes pas des plus efficaces en termes de propositions de services et d’offres à la clientèle, voulait aussi masquer une marge en recul et le fait qu’il n’y avait pas eu le déclenchement en digital."

Beaucoup de retard sur le terrain du e-commerce



L’e-commerce, talon d’Achille de nombreux grands magasins, qui pour certains, comme Le Printemps en France, ne se sont engagés sur ce chemin que très récemment, ne voyant pas la rentabilité dans ce segment. Mais la toile représente surtout un espace qui siphonne leur clientèle… d’autant plus quand celle-ci ne peux plus se déplacer.

De plus, au-delà des concurrents digitaux (avec l’omniprésence de géants comme Amazon, Zalando ou Tmall) et des marques qui ont à présent leur vitrine ou même l’ensemble de leurs modèles sur le net, les grands magasins ont aussi dû faire face au déploiement des outlets et ont joué la course à la promotion en multipliant les opérations commerciales. De surcroît, dans une société toujours plus pressée, ils ont vu la transformation des nœuds de communication comme les gares et les aéroports en espaces commerciaux, devenant des points de contact privilégiés entre marques et clients.

Alors, avec un consommateur qui se tourne vers la seconde main et modère ses achats, la "retail apocalypse" est-elle inexorable ? Le Covid-19 aura-t-il raison des réseaux de grands magasins et de leurs historiques flagships dans les capitales du monde entier?

"J’ai débuté ma carrière au Bon Marché dans les années 90 et, à l’époque, on s’interrogeait déjà sur l’avenir du grand magasin, se rappelle Christophe Anjolras, président fondateur de l’agence Volcan Design, qui accompagne marques et distributeurs dans l’évolution de leur concept de magasins. En fait, je crois totalement en l’avenir des grands magasins. Aux Etats-Unis, Nordstrom mène des initiatives avec des formats intéressants, et en Chine SKP Beijing est clairement en conquête de clientèle. Mais globalement, comme tout système de distribution, ils doivent se transformer profondément. Souvent, en ville, ce sont des acteurs qui génèrent beaucoup d’affection. Le modèle en centres commerciaux a cependant clairement pris du plomb dans l’aile. Reste que dans certains très grands centres commerciaux régionaux, cela reste une option mais il faut que cela soit réfléchi en termes de concept et d’assortiment des marques."

En France, le Printemps a notamment décidé de fermer l’un de ses magasins dans Paris. Le Printemps du centre commercial d’Italie Deux va fermer ses portes en 2021. "On l’observe sur l’ensemble du marché, en France comme ailleurs, le format Grand Magasin tend à ne plus correspondre à celui des centres commerciaux, nous expliquait en novembre dernier la direction du centre. Nos visiteurs sont en recherche de formats plus innovants, d’enseignes internationales ou nationales qui viennent installer leurs derniers concepts. Par ailleurs, la rentabilité des grands magasins n’est sans doute pas suffisante en centre commercial, notamment en Ile-de-France, qui est un cas spécifique, puisque les grands magasins situés en centres commerciaux sont en concurrence directe avec leurs navires amiraux du boulevard Haussmann."


Les Galeries Lafayette Champs-Elysées pâtissent de l'absence des touristes. L'offre du magasin va être revue. - FNW OG


A Paris comme à Londres, la force des grands magasins tenait à l’attractivité internationale de ces flagships qui proposaient produits d’exception et expérience d’achat dans des bâtiments célébrant l’opulence. Une renommée qui rayonnait sur l’ensemble de leurs réseaux nationaux et internationaux, mais qui a progressivement construit un modèle où les bénéfices étaient liés aux achats de la clientèle touristique dans les navires amiraux.

"Leur point fort, qui est devenu une faiblesse, était qu’une marque qui entrait dans les grands magasins était visible de visiteurs venus du monde entier, analyse Selvane Mohandas du Ménil. Vous avez donc une dichotomie entre la réalité de Paris et celle des magasins de province. Le retour de la clientèle touristique n’est pas envisagé avant 2023-24. Cela force les grands magasins à repenser la manière dont ils s’adressent aux clients locaux  Aujourd’hui, les flagships ont un poids tel que cela pèse fortement dans le résultat global des groupes. Toutefois, si on regarde de près les tendances et chiffres réalisés en province, cela résiste."

Un point que les représentants des salariés soulignent aujourd’hui amèrement, eux qui alertaient depuis plusieurs années sur le risque de se couper de la clientèle locale. Mais c’est aussi cette résilience de la clientèle locale qui permet de préserver un optimisme quant à l’avenir de ces lieux. Face aux changements de mode de consommation, tout l’enjeu serait donc de développer une nouvelle attractivité.

Se résoudre à vendre moins, selon la directrice de Selfridges


 
"Nous ne pouvons pas continuer de consommer au rythme que nous avions. Nous finirons probablement par vendre moins, analysait Anne Pitcher, la directrice générale des grands magasins britanniques Selfridges dans le dossier du cabinet McKinsey sur l’état de la mode en 2021. L’achat jetable est certainement en train de ralentir. Si nous vendons moins, qu'allons-nous mettre dans ces grands espaces que sont les magasins? Les grands magasins ont de la chance, car ce sont par nécessité de grands espaces ouverts. Il y a encore tellement d'art, de nourriture, de culture, d’interactions. Les gens peuvent faire beaucoup plus dans un espace que simplement acheter. Et principalement être ensemble, même socialement éloignés. Toute personne qui sort de chez elle a des besoins. C'est ainsi que nous devons penser pour répondre à ceux-ci."
 
La réinvention est donc le challenge des grands magasins. Et celle-ci n’est pas seulement digitale."En Europe, un retard a été pris sur ces questions, mais les grands magasins américains se sont préoccupés du sujet et certains ont même été très bons dans ce développement, estime Christophe Anjolras de Volcan Design. Mais ce n’est pas la panacée si le concept global n’est pas attractif. La crise met en perspective les enjeux stratégiques. Macy’s annonce des fermetures, sans que l’on sache s’ils vont terminer avec un parc de 300 ou 200 magasins alors qu’il en avait 800, mais pour proposer quel concept? Associer d’autres enseignes, en les intégrant, en repensant la curation de l’offre et l’expérience client, permet d’optimiser les surfaces tout en apportant de la crédibilité. Ce qui est très compliqué pour ces acteurs, c’est qu’il faut mener de front la réduction de la voilure, la transformation des magasins, la transformation de l’expérience client et le développement du digital. Chacun doit trouver son équilibre, quelque chose d’unique et avec une signature retail."
 
Cette notion de curation de l’offre apparaît un élément fondamental. Et de nouveaux équilibres semblent se dessiner. D’un côté, beaucoup de marques ne semblent plus prêtes à accepter toutes les conditions pour être présentes en grands magasins. Avec la disparition des touristes, la notion de visibilité internationale pour les marques n’est plus un argument et celles-ci expliquent attendre des résultats commerciaux. De l’autre, les distributeurs veulent être en capacité de proposer une offre de plus en plus spécifique à leur clientèle. Ainsi, la mise en avant d’offre locale apparaît comme un moteur, mais aussi une sélection de produits de seconde main ou encore la présentation physique d’acteurs uniquement présents en digital. Dans cet esprit, outre-Atlantique, le concept Neighborhood Goods, initié en 2018 au Texas, semble convaincre avec une rotation régulière de labels lifestyle, mode et beauté, repérés sur Instagram.
 

Aux Etats-Unis, Neighborhood Goods se présente comme le grand magasin nouvel génération - DR



A l’heure où la rentabilité est un maître mot, des arbitrages sont aussi fait pour céder des surfaces commerciales à d’autres enseignes (comme Uniqlo et Maisons du Monde au Printemps Nation, ou Boulanger au BHV Marais) ou développer de la restauration (comme les Galeries Lafayette sur les Champs-Elysées).

Un ensemble de projets qui nécessite des moyens, alors que les rentabilités des groupes sont affectées et que leur capacité à séduire des investisseurs peut être limitée par le contexte global et les perspectives d’activité. De plus, la mode et la beauté, autrefois les moteurs d’attractivité des grands magasins, voient leur dynamisme en berne au niveau mondial avec, en parallèle, le fait que les ventes en ligne de mode devraient durablement se maintenir au-delà des 20% de part de marché dans les prochaines années.

"Tout le monde se rend compte que c’est maintenant qu’il faut investir, affirme Selvane Mohandas du Ménil de l’IADS. Le digital n’est pas un objectif en soi, mais vient en totem. Après le premier confinement, Manor en Suisse a entamé un plan de transformation radical, The Mall en Thaïlande accélère son programme de rénovations et d’ouvertures de points de vente tout en digitalisant ses process et El Corte Ingles vient d’ouvrir Castellana à Madrid tout en investissant sur son application et en prenant en charge la logistique de sa marketplace. Le digital est en fait un moyen pour mieux vendre. Si vous avez 70% de taux de retour de marchandises, cela va poser des problèmes de rentabilité. Si vous n’avez pas la rentabilité recherchée via le canal en lui-même, vous pouvez optimiser, via les outils digitaux, les structures opérationnelles pour la trouver."

Garder le côté humain du grand magasin



Et le dirigeant de citer le groupe chilien Falabella qui, en plusieurs années, a créé un écosystème de solutions digitales ou encore le groupe SM Store qui, durant le confinement, a déployé un service de livraison local via son réseau en répondant aux demandes téléphoniques de ses clients. Le commerçant devient ainsi créateur d’événements et fournisseur de services. "Pour faire venir les clients en magasin, la direction multiplie les événements, avec des concerts, des écrans géants lors du dernier Roland-Garros. Nous suivons ces transformations, mais je pense que l’on perd l’âme des grands magasins, observe David Perreira, représentant du personnel du syndicat Sud aux Galeries Lafayette. Ce que nous leur disons, c’est qu’il faut préserver l’identité du grand magasin et que celle-ci est liée au côté humain, au conseil, à la retouche et à la personne qui vous fait le papier cadeau pendant les fêtes."

L’humain aura donc définitivement un rôle à jouer dans le futur des grands magasins. Durant cette crise sanitaire, nombre de consommateurs se sont tournés vers le fait maison et la seconde main, mais ont aussi retrouvé le chemin de leurs commerçants de proximité. "S’adresser avec justesse à sa clientèle est incontournable, synthétise Christophe Anjolras. Durant les fêtes, c’était réconfortant de voir que le BHV et le Bon Marché, qui travaillent depuis des années leur offre à destination de leur clientèle locale, ont connu de très belles affluences. Les grands magasins disposent de marques très puissantes qui ont une capacité de rebond étonnante. Les gens les créditent d’une richesse et d’une histoire avec leur ville. Avec un site et des réseaux sociaux performants, ils peuvent devenir extrêmement populaires. Bien sûr, il faut compter trois ans pour réellement transformer un magasin mais en transformant leur schéma directeur et en changeant leur ton sur les réseaux sociaux, ils peuvent retrouver de l’attractivité très rapidement "

La transformation est d’envergure et l’interrogation subsiste sur la capacité des opérateurs en place, même avec le soutien d’aides gouvernementales dans certains pays, à pouvoir affronter ce challenge sans défaillir. Et cette mue, qui ne pourra se faire selon tous les observateurs sans l'adhésion des équipes en place, ne semble pas devoir se passer sans une part de remaniements et réorganisations. Mais, dans un marché ou un certain nombre d’acteurs auront disparu, pour ceux qui traverseront cette période, l’horizon pourrait bien être dégagé. A condition de trouver leur viabilité sur le net, fort de leur notoriété séculaire et de leurs emplacements privilégiés, ils pourraient bien s’affirmer en acteurs incontournables du commerce "phygital".
 

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