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29 janv. 2019
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Liliane Jossua (Montaigne Market) : "C'est à nous de capturer l'attention des clients"

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29 janv. 2019

Depuis 25 ans, Liliane Jossua vend de la mode et du luxe. Née en Suisse, cette Parisienne dans l’âme passée par l’école Esmod Paris débarque à Saint-Barth en 1989, à 19 ans. Elle y ouvre sa première boutique Calypso en 1996. Après un passage à Monaco, où elle ouvre une autre boutique et gère un magasin Chloé, cette passionnée de vêtements, mère de cinq enfants, revient à Paris pour s’installer avenue Montaigne avec le magasin haut de gamme Montaigne Market, où elle propose une sélection pointue entre grandes maisons et jeunes créateurs. Après treize années de succès, l’enseigne a déménagé l’an dernier pour entamer une nouvelle aventure. FashionNetwork.com a rencontré Liliane Jossua dans sa nouvelle adresse du 18, avenue Matignon. Elle nous y explique le nouveau positionnement de sa boutique, son évolution, et comment elle a vu le marché du luxe radicalement changer ces dernières années.
 

Liliane Jossua - DR


FashionNetwork.com : Vous avez quitté l’avenue Montaigne pour vous installer en mars 2018 avenue Matignon. Pourquoi ce changement ?
 
Liliane Jossua :
Sur l’avenue Montaigne, nous avions une connotation très luxe légitime, qui paradoxalement paralysait parfois la clientèle. C’est tout juste si certains clients osaient se présenter vêtus en jeans ! Nous étions tout de suite catalogués comme très chers. A côté de notre offre luxe, nous avons aussi des produits moins chers, mais cet aspect n’était pas perçu. Ici, c’est plus cosy et moins écrasant. Les gens restent plus longtemps. Ils me disent qu’ils se sentent mieux ici. Le nouveau magasin est situé dans une ancienne galerie d’art, entouré d’autres galeries. Nous cultivons un côté atypique, entre Montaigne et le Faubourg-Saint-Honoré. Je ne veux pas être enfermée dans une case. Changer d’adresse m’a permis de sortir de cette case, tout en m’ouvrant à un nouveau public.

FNW : Vous aviez subi aussi une baisse de fréquentation de l’avenue Montaigne ?

LJ :
Après les attentats de 2015, l’avenue Montaigne était devenue l’artère la moins fréquentée de Paris ! Là-bas, 80 % de notre clientèle était étrangère. Ici, c’est plus mélangé, avec 60 % seulement d’étrangers. Nous avons un cœur de clientèle, qui est le nôtre depuis toujours. Et nous avons gagné un public supplémentaire, qui ne fréquente pas l’avenue Montaigne.
 
FNW : Vous avez souffert du mouvement des « Gilets jaunes » ?

LJ :
Etant situés près de l’Elysée et à côté des Champs, nous avons été très impactés par ce mouvement. Nous avons eu 60 % de pertes avec les Gilets jaunes dans notre chiffre d’affaires. Dès le premier samedi de fin novembre, nous avons dû fermer la boutique et ainsi de suite chaque samedi. Il a fallu aussi protéger le magasin, ce qui a induit des coûts supplémentaires. Surtout, les personnes qui avaient prévu de venir à Paris ont annulé leur déplacement. Du coup, la fréquentation a baissé aussi en semaine durant toute la période des fêtes. Pas seulement le samedi. Avec les images de guerre qui ont été diffusées en boucle, du quartier mis à sac, le mal était fait. Pour faire du shopping et s’amuser, les gens ont préféré aller à Londres. Nous allons mettre du temps, à nous relever de tout ça.
 
FNW : Comment avez-vous vu évoluer le marché ces dernières années ?

LJ :
Aujourd’hui, tout change très vite. Surtout depuis 2015. Avec les attentats à Paris en 2015, de Charlie Hebdo au Bataclan, nous avons noté un vrai changement. Les gens ne sont plus venus, il a fallu aller les chercher. Cela a été clair et net. Il y a eu un tournant dans la vie sociale des gens. Et cela a eu des répercussions sur le marché. Même les clients à fort pouvoir d'achat font des achats raisonnés. Ils sont plus réfléchis. La Bourse n’est pas stable. Elles ne dépensent plus de la même manière, elles vont à l’essentiel. Avant, il y avait un côté confortable qui n’existe plus.
 
FNW : C’est-à-dire ? Concrètement, comment s’est caractérisée cette rupture ?
 
LJ 
: Lorsque nous avons ouvert Montaigne Market en 2005 sur l’avenue Montaigne, les robes Balmain à 25 000 euros de l’époque Christophe Decarnin se vendaient comme des petits pains. Quelques années plus tard, quand Hedi Slimane sortait sa collection pour Saint Laurent, nous avions des listes d’attente. Nous sentions une vraie excitation. Depuis, il n’y a plus eu cette attente. Les collections ont été moins fortes. Tout le monde s’est mis à faire la même chose. Sans compter l’engouement pour le streetwear qui réapparaît.
 
FNW : La crise est passée par là aussi ?

LJ :
C’est plutôt une succession d’éléments qui, cumulés, nous pénalisent. Des questions de sécurité à Paris en passant par le manque de créativité et le changement d’attitude des consommateurs. Le pouvoir d’achat n’a pas baissé. Mais les gens s’habillent moins car ils ne veulent pas se faire remarquer. Depuis trois, quatre ans, même durant les Fashion Weeks, il y a moins d'extravagance. A Paris, cela a vraiment changé. L’ambiance est moins festive. On aime moins se montrer, surtout dans les périodes difficiles.  
 
FNW : Comment avez-vous affronté ces changements dans votre boutique multimarque ?

LJ :
Notre travail est essentiellement centré sur les marques institutionnelles et de petites marques internationales. Notre volonté étant de casser ces codes de total look en essayant de dénicher de nouveaux créateurs. Mais ce n’est pas que cela. Il faut  proposer un plus, trouver des idées pour fidéliser les clients, comme le cours de yoga que nous organisons pour les hommes dans la boutique. La configuration de la nouvelle boutique de Matignon permet de créer des espaces différents et spécifiques, comme celui dédié à l’homme que nous sommes en train de construire, où nous installons régulièrement des pop-up stores et des univers totalement nouveaux, au gré des collaborations.
 
FNW : Depuis votre réouverture avenue Matignon, vous avez accueilli de nombreux créateurs dans des corners dédiés et multiplié les collaborations. C’est la tendance ?  

LJ :
J’ai toujours proposé des exclusivités réalisées avec les créateurs. Mais à l’époque, je ne communiquais pas dessus. Par exemple, je vendais très bien le sac Vavavoom de Valentino. Je leur ai demandé de le faire en noir pour la boutique. Cela a tellement bien marché qu’ils ont sorti la ligne noire qui existe encore aujourd’hui depuis dix ans ! Pour moi, la collaboration, c’est avant tout un partenariat, un échange. A la base, je lançais ces exclusivités pour amener de la nouveauté en boutique. Aujourd’hui, tout le monde le fait. C’est devenu du marketing pour accrocher les clients. Il faut donc réinventer autre chose.
 
FNW : Comment ?
 
LJ :
Il faut que les enseignes donnent des idées et des inspirations, qu’elles séduisent leurs clients sur des marques inconnues. Aujourd’hui, il faut avoir des coups de cœur, car il y a trop de marchandises. C’est à nous de capturer l’attention des clients avec des choses différentes. Je fais ce métier depuis 25 ans. Mon fils, Alexandre Cabot Jossua, m’a rejoint récemment. Il apporte un nouveau souffle avec un autre regard et une autre clientèle. Depuis un an, nous sommes dans la construction. Rien n’est jamais acquis lorsque l’on reconstruit un espace. Aujourd’hui, il faut se remettre en question et surtout communiquer pleinement avec ses équipes.
 
FNW : Que pensez-vous des nouvelles générations de créateurs ?

LJ :
Nous sommes dans une période de transition. Nous assistons à un plus grand turnover de directeurs artistiques au sein des maisons. Pour nous, c’est donc plus compliqué de construire une image avec une marque. Nos clients ont parfois du mal à retrouver l'identité d'une maison. Cela part un peu dans tous les sens. En ce moment, nous avons besoin davantage de stabilité. Il y en a parfois plus chez les designers indépendants, qui font leur chemin.
 
FNW : Quels sont vos coups de cœur en ce moment ?

LJ :
Je travaille depuis quelques saisons avec une marque californienne spécialisée dans les robes à fleurs, Eywasouls. Ce sont deux filles de Los Angeles qui nous font les tissus que nous voulons. Je distribue aussi la styliste polonaise Magda Butrym. Je l’ai découverte sur Instagram. Lorsque je l’ai connue, elle avait deux clients, la saison suivante, elle en avait une centaine. Il y a Elisabetta Franchi aussi et puis une nouvelle marque brésilienne repérée elle aussi sur Instagram, NYBD Not Your Basic Denim. Ce sont des jeans Seventies avec une super toile. Il y a aussi le label turc Zeynep Arçay, qui travaille le cuir de manière géniale. Ce sont des marques qui font des choses différentes. Des gens qui ont du talent aussi.
 
FNW : Qui sont vos concurrents ?

LJ :
Mon plus grand concurrent, c’est Internet. Je n’ai aucun problème à avoir des boutiques près de la mienne. Cela crée une énergie et un passage. Avec Internet, les gens restent chez eux.
 
FNW : Vous avez votre propre site e-commerce ?

LJ :
Nous avions un site, mais nous sommes en train de le repenser et nous allons le relancer au printemps. Cela représentait 20 % du chiffre d’affaires de la boutique. Nous aimerions arriver à la proportion inverse. Pour nous, c’est une vitrine d’autant plus importante que les consommateurs font leur sélection sur Internet.

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