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Stéphane Ashpool: "Nous sommes dans une période de transition dans laquelle beaucoup de thèmes se sont essoufflés"

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30 mai 2023

Depuis plus de dix ans, Stéphane Ashpool oeuvre derrière le label Pigalle, faisant défiler ses créations durant la Fashion Week à Paris. Un créatif à part sur la scène parisienne, qui a redessiné un terrain de basket de son quartier parisien, collaborer avec Nike ou organisé des show salle Pleyel. Avec la pandémie de Covid, le touche-à-tout s'était fait plus discret. Et a travaillé sur différents projets. Dont une collaboration avec la maison de cognac Hennessy, pour réaliser pour la première fois une bouteille collector en exclusivité pour le marché français. Du 15 au 25 juin un lieu dédié baptisé Str.eat, ouvrira ses portes au coeur de Pigalle, au 40 rue Pierre Fontaine, pour célébrer mixologie et street-food. C'est l'objet aux reflets d'aurore boréale (rappelant largement un imprimé de la collection printemps-été 2023 de Pigalle) dans les mains, installé dans un lieu atypique de la rue des martyrs que Stéphane Ashpool nous explique comment il s'aventure sur de nouveaux chemins. 


Stéphane Ashpool à Cognac pour le projet avec Hennessy - DR


FashionNetwork : Après avoir présenté votre travail avec le Coq Sportif pour les JO de Paris, vous signez cette collaboration autour d'une bouteille avec Hennesy. Comment est né ce projet?

Stéphane Ashpool :
J'ai toujours fait deux choses très différentes qui sont le sport, avec le basket, et proposer des concepts de fêtes. Les deux font partie de ma vie. Et sur la partie fête, je ne suis pas un grand consommateur d'alcool, mais j'apprécie un bon alcool. Cela fait 13 ans qu'Hennessy collabore avec des artistes au niveau international avec des pontes du street-art comme Kaws, Felipe Pantone ou avec le tatoueur Scott Campbell, dont j'apprécie le travail. La maison m'a proposé ce projet.

FNW : Vous êtes assez loin de l'univers de la mode. Qu'est-ce que cela change de travailler sur une bouteille?

SA :
En fait, ce n'est pas le support qui pose question. Je peux travailler sur du très grand, comme un terrain de basket, ou sur une montre. La question ce n'est pas de travailler un objet ou un volume mais de parvenir à imprimer sa thématique, parvenir à avoir la signature. Ma signature est très liée à la couleur et de proposer des couleurs que l'on n'a pas l'habitude de voir sur certains objets.


Hennessy



FNW : Et quel était le cahier des charges?

SA :
En fait la marque n'a rien imposé. Mais j'ai passé deux jours à Cognac avec les équipes de la maison, dans les vignes. Et les couleurs se sont imposées. Moi je ne pense jamais à une approche marketing. Je fais les choses très spontanément. Et de cette spontanéité naissent les choses. Sur la bouteille, c'est la première fois qu'Hennessy travaillait à grande échelle avec ce type de peinture. C'est l'échange avec les prestataires.

FNW : Vous aimez cette relation là?

SA :
Toujours, j'ai depuis mes débuts lié la création à la technique. Certains créatifs délèguent. Une fois qu'ils ont développé une idée, il laissent aux équipes la réalisation. Moi je pense le projet mais je vais surtout vouloir être certain que c'est bien en réalisation. Je veux savoir comment cela va être fait. Quelle que soit l'idée, je vais échanger avec des techniciens ou m'appuyer sur mes connaissances pour aboutir au résultat que je souhaite. Sur cette bouteille, il y a trois teintes de bleu pour rendre l'idée du passage du jour à la nuit. Il y a différentes couches et une intégration de paillettes pour créer le reflet.

FNW : Cela fait quinze ans que vous évoluez dans le secteur de la mode. Quelles évolutions avez-vous observées depuis les débuts de Pigalle?

SA :
Les évolutions sont très nombreuses. Dans mon cas, dès le début le projet était hybride. la mode c'était un prétexte pour faire plein de choses. je me suis mis dedans et cela m'a mené où j'avais des envies, pour faire des fêtes, m'occuper de jeunes, réaliser des projets liés au sport, etc. Cela passait par de jolies créations ou un tee-shirt à imprimé. Peu importe. Quand j'ai commencé, c'était une approche différente. Maintenant, les grands noms dans les grosses maisons ont cette mentalité. Avec beaucoup de prétention, je dirais que moi et Shayne Oliver nous avions un temps d'avance et nous le faisions avec tellement de spontanéité, sans le savoir. Nous étions un peu trop tôt. Ensuite cela a été repéré par des grands groupes et on réussit à en faire un modèle. Nous ce n'était pas défini, juste l'envie de travailler avec des gens qu'on apprécie, voyager, faire du sport...

FNW : Ce n'est pas une frustration de ne pas avoir eu un plan défini?

AS :
Non car cela m'a tout de même mené vers de belles choses. Et là je m'apprête à traiter des sujets assez costauds. Je ne me suis pas enfermé. Si tu rentres dans le système de la mode qui te piège c'est très difficile d'en sortir. Après tu rentres dans une compétitivité entre les maisons. Moi cela me permet d'être libre et c'est le plus grand luxe.

FNW : Vous avez eu l'opportunité de choisir, notamment au milieu des années 2010 ?

AS :
Bien sûr, c'était un choix. Il y a eu deux ou trois étapes qui sont des virages. A ce moment-là tu te demandes si tu prends la voie typique: tu organises ta distribution, tu fais du wholesale... Ou est-ce que tu mets la distance. Nous avons eu l'opportunité d'avancer. Il y a eu des noms qui ont monté des grosses structures qui m'ont proposé. A ce moment je leur ai expliqué que la mode était un prétexte pour faire plein de choses et j'ai répondu que mon projet c'était de faire une boulangerie familiale. Je ne voulais pas me retrouver à devoir rendre des comptes.


Stéphane Ashpool dans la cave Hennessy - DR



FNW : Il y a eu la tentation?

AS :
Zéro hésitation. Donc je ne peux pas avoir des regrets parce que tout était spontané et je savais où je voulais aller. Mais je connais mes capacités: tu me mets à la tête d'une grosse maison et je vais tout défoncer! Je le sais. Mais lorsque tu as la liberté créative, tu peux bouger, passer d'un sujet, d'un thème à l'autre. Tu peux explorer. Après, avec les réseaux sociaux, tu peux vite penser que le succès est lié à cette visibilité. Mais ce n'est pas un succès de vie.

FNW : C'est à dire?

AS :
Un succès de vie, tu le fais parce que tu te réalises. Tu ne le fais pas pour être "liké" par d'autres. Mais c'est un aimant. Je suis dessus et je partage mon lifestyle sur le voyage, la couleur. La mode c'est un sujet passionnant, mais son industrie est plus difficile à dompter. Donc c'est un choix, tu peux en faire partie ou être un satellite qui vient de temps en temps mais peut aller aussi ailleurs.

FNW : Quel est le rôle de Pigalle à présent?

AS :
Là, j'ai mis la boutique à disposition d'un collectif de jeunes qui s'appelle Pablo. L'idée c'est d'être proche de la jeunesse du IXème et XVIIIème et partager. Si je veux avoir une collection et remplir la boutique demain c'est évidemment possible. Mais cela fait partie des choix. Je n'ai pas envie de me sentir obligé de rendre des comptes. Mais bien sûr je vais continuer de créer. Je suis passionné par la matière et la couleur.

FNW : Cela veut dire que ces projets ne s'inscrivent plus dans le rythme traditionnel de la mode?

AS :
Je n'ai pas envie de travailler comme çà. Attention, ce qui est génial avec un calendrier c'est que cela donne un tempo. J'ai beaucoup aimé. J'ai joué avec ce rythme. D'abord parce que c'était l'opportunité d'avoir beaucoup d'amis ou des gens de l'étranger à qui c'est une chance de présenter son travail. C'est le moment donné où il y a le maximum de gens. une fois que j'ai commencé, j'ai apprécié de savoir travailler dans des temps très restreints et une organisation. J'aime l'organisation d'évènements. Mais je me laisse le temps d'apprécier et de faire les choses comme je le sens.

FNW : Produire des collections, défiler: ce sont des investissements. Comment fait-on quand il n'y a pas de groupe derrière?

AS :
Cela coûte beaucoup d'argent. Il faut être un peu fou. Et il ne faut pas être proche de son argent... définitivement. En fait, il  ne faut pas s'arrêter sur les chiffres. Moi je vois l'argent comme des sacs à patates. Et il faut savoir combien tu as de sacs à patates qui entrent et sortent. Si tu es trop dans les chiffres c'est totalement effrayant. Les montants d'un budget de défilé, de prototypage... C'est beaucoup d'argent. Donc il faut foncer, se jeter à l'eau. Il faut une part de chance, beaucoup de travail et être bien entouré.

FNW : Mais commercialement, les défilés, présentations et spectacles c'était rentable?

AS :
Moi ce qui m'animait c'était de raconter les histoires, mener ces projets. Après commercialement, j'avais les deux boutiques et leur activité pendant six mois permettait de refaire des défilés. C'était l'équilibre et j'ai fonctionné comme cela pendant 12 ans. Et j'aurais pu continuer. Mais c'était le premier tome de l'histoire, presqu'un duo avec ma mère qui tenait une boutique et accueillait les gens comme chez elle. Si elle appréciait le visiteur elle l'accueillait à bras ouvert, dans le cas contraire... C'était à l'ancienne, sans vraiment d'objectifs commerciaux. C'était une histoire de vie.


Stéphane Ashpool - DR



FNW : La période Covid a tout mis en suspens. En tant que créatif qui aimait les projets, les évènements, quel impact cela a-t-il eu sur votre façon de travailler?

AS :
Le Covid m'a clairement stoppé dans l'élan. Pour les basketteurs on dit "Shooter keep shooting". Il faut continuer de tirer même si on rate. Mais là ce n'était plus possible... Tout s'est arrêté. C'est pour cela que l'an passé j'ai organisé énormément de fêtes avec un projet Jazz Pool, dans lequel Hennessy était déjà impliqué. Je n'ai pas fait de défilé, mais pendant quatre mois j'ai vu trois soirs par semaine des musiciens en live et la jeunesse pour reprendre le rythme. Quand tu es une entité indépendante, sans un groupe derrière, le rythme c'est très important. Tu ne peux pas compter sur l'argent pour que les choses bougent pour toi.

FNW : Qu'est-ce que la période a changé?

AS :
Je vois que les temps sont durs. J'ai le sentiment que les jeunes adultes qui ont grandi dans le Covid arrivent moins bien armés. Il faut maximiser les opportunités. Mais dans des périodes difficiles, certains émergent. Il y a des opportunités car de grosses entités qui ont des fonds sont beaucoup plus ouverts sur des sujets fermés auparavant. Pour l'indépendant il y a toujours de la place, tant qu'il peut travailler sur son crédo, il peut perdurer. Je crois que nous sommes dans une période de transition dans laquelle beaucoup de thèmes se sont essoufflés. Le côté street-sport qui a été pris d'assaut par les grosses maisons qui l'ont complètement rincé. Les tendances arrivent de manière innée, puis elles sont reprises et placées dans des cadres. Ce qui est bien, c'est que des graines sont semées. Et là je vois un lifestyle assez élégant, avec des hommes chics, élégants avec un medley d'un homme héritage mais en mouvement, confortable dans ses vêtements.

FNW : Vous évoquiez les réseaux sociaux. Les réseaux mais aussi les nouveaux outils comme l'intelligence modifient le travail des créatifs. Qu'est-ce que vous en pensez?

SA :
La création se nourrit de la nouveauté. Les accès aux informations sont multiples et avec l'intelligence artificielle certains produits ou photos sont encore mieux que s'ils étaient réels. Les six derniers mois on a vu cela démarrer. Et cela part comme une fusée. Mais cela ouvre des possibilités autant effrayantes qu'incroyables. Cela pourra recréer des duos entre des artistes qui n'ont jamais joué ensemble et nous on pourra ressentir cela. Après, moi ce que j'aime le plus c'est le lien humain. Et je pense que je travaillerai toujours comme cela.
 
FNW : Outre Hennessy et Le Coq, vous avez d'autres projets en cours?

SA :
Les Olympiades ce sera un beau moment. Et nous avons déjà un pop-up le 15 juin dans la boutique. Mais après, la question c'est de savoir comment je vais transformer le tome 2. J'ai remarqué qu'il n'y a rien de mieux que des choses faites naturellement. Les gens font appel à moi car c'est authentique. Cela paraît simple à dire, mais quand tu as des objectifs commerciaux, tu peux perdre le fil et prévoir les projets pour qu'il paraissent organiques. Ça, c'est pas possible. Aucune raison que je fasse cela... ou sinon j'aurais dû le faire dix ans plus tôt.

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